DA ROMA ALLA TERZA ROMA
XXXV SEMINARIO INTERNAZIONALE DI STUDI STORICI
Campidoglio, 21-22 aprile 2015
Constantinos Vlahos
Université
Aristote de Thessalonique
COMMUNIS PATRIA ET PATER PATRIAE OU
L’APPROPRIATION POLITIQUE DE L’ESPACE A ROME *
Dans un
fameux fragment de Callistrate, le Digeste 48.22.18, nous lisons:
«Le
relégué ne peut rester à Rome, quoique cela ne soit pas
exprimé dans le jugement, car elle est la patrie commune; et il ne peut
non plus rester dans la ville où demeure le Prince, ou dans celle
où il passe. C’est que seuls peuvent regarder le Prince ceux qui
peuvent entrer dans Rome, car le Prince est le père de la patrie»[1].
Pour le
relégué, donc, comme le disait Yan Thomas[2],
«une interdiction de séjour dans sa ville d’origine (patria) impliquait tacitement une
interdiction de séjour à Rome, patria communis, de
même que dans tout autre lieu où se trouvait le Prince,
père de la patrie: ce lieu à son tour était
assimilé à Rome, selon le procédé courant de la
fiction territoriale, qui dotait le sol de la Ville d'une véritable
ubiquité». Le savant français attachait cette fiction au
cadre de la citoyenneté romaine organisée à un double
degré. Née dans l'unique contexte de la municipalisation de
l'Italie pendant le premier siècle av. J.C., la communis patria
serait redevenue après l'édit de Caracalla «celle de tous
les citoyens des cités de l'Empire».
Cette
fiction territoriale de l'ubiquité de Rome rebondit sur un autre plan
dans la seconde interdiction que contient le fragment de Callistrate. De
même qu’il est interdit au relégué de rentrer dans
Rome, il lui est interdit de séjourner dans la ville où
séjourne l'Empereur. Cette fois-ci la fiction implique non seulement le
sol mais aussi la personne. Car c'est alors la personne de l'Empereur qui, de
par sa présence, rend fictivement le sol d'une civitas sol de Rome. Le Princeps
devient symbole de l'idée de Rome et il porte celle-ci partout où
il se trouve. Et tout cela pour une simple raison: car il en est le
père.
Mais, cette
ratio decidendi paraît un peu bizarre du point de vue logique. Une
ratio du type 'car le Princeps est lui-même la communis
patria' rendrait plus claire l'analogie entre les deux interdictions
énoncées par Callistrate. De même que le
relégué d'une cité quelconque est interdit d'entrer dans
Rome, car Rome est la communis patria, de même lui est-il interdit
de rencontrer l'Empereur dans une cité quelconque, car celui-ci est le symbole vivant – et mobile
– de la communis patria. Mais, au lieu de cette ratio,
Callistrate écrit: «car le Prince est le père de la
patrie». Qu'en est-il de ce glissement logique?
La
réponse ne se trouve pas dans la logique juridique mais dans
l'évolution historique. La ratio decidendi «quia
princeps pater patriae est» résume en une courte phrase le
long parcours d'une fusion de concepts qui a déterminé le sens de
l'histoire constitutionnelle de Rome. Il s'agit de la fusion du Public avec le
Privé, de la transition de la Respublica au Principat telle que celle-ci
fut pensée et conceptualisée par les Romains. Dans les sources,
cette transition se présente comme une appropriation politique de la patria, symbole par excellence de
l’idée du Public, par une seule personne politique qui
finira par devenir le Princeps. Le concept de la patria constitue
le guide pour un autre récit de cette transition politique. C’est
le récit que nous offrent la théorie politique du dernier
siècle de la Respublica et le regard historique qu'a jeté sur
cette époque l'historiographie romaine.
La nature
du symbolisme de la patria est politique. Dans le De Legibus, Cicéron
distingue entre patria loci et patria iuris[3].
Chaque municeps a deux patries. De par sa naissance, la nature l'a
attaché à un lieu. Cicéron désigne alors
cette patria de patria germana, patria naturae, patria
loci. Mais, en même temps, le municeps a également une
seconde patrie dans laquelle il fut accepté par l'opération juridique
de la citoyenneté. Cette patrie est Rome, la patria iuris, mais
aussi la communis patria du fait qu'elle est partagée par tous
les municipes.
La
substance de cette seconde patrie est double. La patria iuris ne peut
être conçue seulement comme une terre ni peut-elle être
considérée seulement comme une communauté de citoyens.
Elle est à la fois territoriale et sociale. Cette double consistance est
due à la commune nature politique que la patria iuris partage avec
les notions de la res publica et de la civitas. Citons à
ce propos un exemple caractéristique: au lendemain de la bataille de
Pharsale (août 48), Cicéron décide de retourner à
Rome au lieu d'assumer la direction de l'armée de Pompée que
celui-ci, vaincu par César, vient d'abandonner. «Je suis revenu
chez moi», écrira-t-il en mai 46, «sans m’attendre
à des conditions de vie excellentes, mais dans l’espoir,
s’il subsistait vraiment quelque forme de la vie publique (res publica), de me trouver quasiment dans
ma patrie, sinon, quasiment en exil. Aujourd’hui enfin, si cette civitas
en est une, je suis un citoyen, sinon, je suis un exilé, dans une
situation non moins favorable que si je m'étais rendu à Rhodes ou
à Mytilène»[4].
Pour Cicéron la patrie existe tant qu'existe la constitution politique.
C'est seulement sous cette condition que Rome est patria et qu’il
est civis lui-même. Le cas échéant, la cité
n'est plus qu'un simple locus et Cicéron se prive de sa
qualité de citoyen comme il le serait s'il se trouvait dans un lieu
quelconque d’exil.
L'explication
de la double consistance de la patria passe par le biais de l'historisation
de la légende. Pour Cicéron, l'état primitif de l'homme
était marqué par son errance hasardeuse dans la seule fin de
trouver sa nourriture. Sa transition de la férocité à la
civilisation coïncide avec l'établissement de l'homme sur un
endroit choisi pour être la base permanente de la communauté
politique. «C'est alors», dira Cicéron dans son Pro
Sestio, «que furent créées les choses destinées
à l'utilité commune (‘res
ad communem utilitatem’) que nous appelons publiques et les associations
de gens qui reçurent plus tard le nom de cités (civitates),
c'est alors que furent entourés de remparts les quartiers des maisons
que nous appelons villes (urbis), une fois le droit divin et le droit
humain inventés»[5]:
la naissance de la patria iuris
coïncide avec la fondation de l'Urbs et l'institution de la
citoyenneté romaine.
La patria
iuris exprime donc l'idée de l'appropriation politique de l'espace
géographique par une communauté organisée en populus.
Nous pensons aussitôt à la définition cicéronienne
du populus comme «multitude d'individus associés en vertu
d'un accord sur le droit et d'une communauté
d'intérêts»[6].
Ce procédé d'appropriation révèle la qualité
de la patria en tant que
construction socio-culturelle normalisatrice qui consolide une identité
collective: à travers sa participation à la patrie juridique, le
citoyen se reconnaît par rapport à un Autrui sur deux dimensions,
territoriale et sociale[7].
Cette différenciation s’inscrit sur les deux composantes de la patria
et leurs manifestations institutionnelles respectives: d'un côté
la domus et la militia, séparées par le
tracé du pomerium et de l'autre côté le civis et
le peregrinus. Il faut donc voir dans le concept de patria
l'idée d'un lieu propre de nature politique dans le sens
aristotélicien du terme[8].
Mais, du fait que ce lieu propre est de nature politique, il trace une autre
ligne de distinction en son intérieur, celle entre le Privé et le
Public, entre vie privée et vie publique, voire entre
intérêt privé et intérêt public. Cette Topique
de la patria fait
naître les préceptes du patriotisme. Pour Cicéron, il faut
d'avantage aimer la patria iuris «car c'est à travers elle
que le nom de 'res publica' qualifie la cité
entière»[9]. Le
dévouement absolu à la patrie constitue la condition
nécessaire pour que la vie dans la cité maintienne son caractère
public, en servant ainsi l'utilité commune, bref, pour que la patria soit conservée comme
identité politique collective. Le patriotisme, entendu comme
dévouement absolu à l’intérêt commun, constitue
le ciment qui lie entre-elles les notions de la patria iuris (identité politique), de la civitas (environnement politique, territorial et social) et de la res publica (ensemble des actes
politiques).
Le nom de pater
patriae occupe un lieu particulier dans la Topique du Privé-Public
que nous venons de rencontrer. Il y a eu un pater patriae modèle
et nous le connaissons tous. Selon Tite-Live, Romulus, lors de la
dernière contio du peuple romain, qu'il convoqua avant son
ascension aux cieux, fut salué à l'unanimité comme parens
urbis Romanae[10].
Le témoignage des Annales d'Ennius, repris par Cicéron dans sa République est encore plus riche:
le populus Romanus commémorait Romulus comme pater, genitor,
custos patriae[11].
Et ce fut un véritable pater patriae celui qui a institué
les deux composantes nécessaires de la patrie, l'Urbs et le populus.
Constitution de la cité, constitution du peuple, bref, constitution du Public.
C'est
précisément par rapport à ce point que la figure du pater
ou du conditor patriae subit une profonde altération pendant
le dernier siècle de la République. Appien est très
décis dans l'introduction de ses Guerres Civiles quand il décrit
sommairement les causes de la chute de la République: «Chaque
fois» dit-il «qu'un groupe s'emparait de Rome, les autres faisaient
une guerre de rhétorique contre leurs opposants, mais en
réalité ils faisaient la guerre contre la patrie; car ils envahissaient
Rome comme s'ils envahissaient l'ennemi». Et il devient encore plus perspicace
à propos du triumvirat de l'an 43 quand il dit des Triumvirs qu'ils
«se partagèrent l'empire des Romains comme s'il s'agissait d'une
propriété privée»[12]. Ces deux
remarques d'Appien résument l'évolution dramatique de la patria,
provoquée par l'ébranlement de sa Topique: la domus serait
devenue militia, la res publica serait traitée par les
chefs des partis comme une res privata.
Cette
profonde altération fut réalisée par le biais des deux
composantes de la patria, la terre et le peuple. La crise politique de
la Respublica a pris l’allure d’une crise agraire et ceci
n’est pas une coïncidence. Les temps des Gracques sont marqués
par la conviction de chaque partie que son opposant politique s'approprie de
façon injuste la patria dans son aspect territorial[13].
Et si, jusqu'à 111 av. J.C., les dispositions des lois agraires
conservent plus ou moins un caractère abstrait, donc public, tant en ce
qui concerne les procédures qu'en ce qui concerne les titulaires de la
terre distribuée, il n'en va pas de même pour la période
qui suit la lex agraria de cette
année[14].
La distribution des terres deviendra alors un prix destiné à
rembourser les vétérans de tel ou tel chef de parti. Or ces
vétérans viennent des armées dites privées, car
fondées sur la levée volontaire des partisans de la veille.
Ainsi, le sol de la patria devient rémunération en
même temps que le citoyen devient soldat qui combat ses concitoyens dans
sa propre domus politique, envisageant son remboursement par son chef.
Au sein de ce phénomène, la figure du pater patriae subit, elle aussi, une profonde altération qui
reflète la privatisation de la vie politique, voire de la res publica au profit des
finalités politiques personnelles.
Après
sa victoire contre les Cimbres, Marius fut salué comme troisième
fondateur de Rome, à la suite de Romulus et Camillus[15].
Mais ce n'est que son propre armée de volontaires qui le salua ainsi, une
armée qui allait bénéficier l'année suivante de la
loi agraire d'Apuleius Saturninus[16].
A son tour, Sulla remboursera lui aussi ses vétérans en leur
assurant des terres confisquées aux proscrits. Et il sera lui aussi
salué comme sauveur et père de la patrie lors de la procession
triomphale de 81. Ici, il ne s'agira que d'une caricature: ce furent les
exilés acceptés de nouveau à Rome qui le saluèrent
ainsi, une salutation mise en scène par le dictateur lui-même qui
cherchait à renforcer sa popularité. C'est ce qui conduira plus
tard M. Aem. Lepidus à appeler Sulla comme une
“contrefaçon” de Romulus[17].
Selon
Appien, derrière les honneurs sans précédent rendus
à César lors du triomphe de 45, parmi lesquels figurait sa
salutation comme “pater patriaeʺ,
il fallait voir la crainte du peuple à l’égard d’un
maître redoutable, mais aussi l’espérance à la
clémence de celui-ci[18].
L’avertissement de l’historien est pourtant exagéré.
La clémence ferait le complément nécessaire à la
politique populaire de César, mise en œuvre dès son premier
consulat en 59 [19].
César deviendra très tôt «anèr
khrématopoios», «homme producteur d’argent», au
dire de Dion Cassius, qui cite à ce propos les paroles de César
lui-même: «deux choses, disait-il, assurent la constitution, la
sauvegarde et l’augmentation du pouvoir, les troupes et l’argent
[…]; vienne à manquer n’importe laquelle des deux,
l’autre disparaît du même coup»[20].
Une lettre
de César, adressée en mars 49 à ses collaborateurs G.
Oppius et L. Cornelius Balbus, dévoile un véritable programme de
domination politique fondé sur la misericordia
et la liberalitas[21].
Il s’agit d’adopter une nouvelle attitude politique qui aspire au
consentement de tous et, par le biais de celui-ci, à la
durabilité du pouvoir. Déterminé à ne pas suivre
les exemples de Marius et Sulla, César voit dans la miséricorde,
voire la clémence, une ʺnova
ratio vincendiʺ qui assure la légitimation de son pouvoir par
le consensus général. Or, ce souci pour la nouveauté
témoigne la quête d’une légitimation alternative d’un
pouvoir arbitraire, car non conforme aux institutions républicaines. Le
manque de légitimité sera guéri par le parcours à
l’impératif moral: la clémence constitue un beneficium qui devra être récompensé
par la reconnaissance[22].
Les optimates avaient beau essayer de
terrifier le peuple en présentant César comme un nouveau Marius
ou Sulla, la crainte se dissipait chaque fois par des promesses et des
évocations à la clémence montrée à l’égard
de l’ennemi politique[23].
A la veille de la bataille de Pharsale, César incitera ses
légions à se battre contre l’ingratitude et
l’injustice de ceux qui ont voulu dissiper, sans aucun triomphe et sans
aucune récompense, une armée qui avait soumis à la patria quatre cents nations après
dix ans de peines sur les champs de bataille. S’étant
prouvés indignes de sa clémence, les optimates étaient maintenant passés dans la
sphère du nefas. Leur
ingratitude faisait contraste à «la protection, la
fiabilité et la générosité des prestations»
de César[24].
Les soldats de celui-ci étaient invités à faire part
d’un nouveau patriotisme, destiné à protéger une
nouvelle patria qu’incarnait
désormais un seul maître politique, grâce à ses
vertus qui rappelaient l’idéal père-protecteur.
C’est
cette ʺprivatisationʺ de la patria
qui sera célébrée en 45. L’admirable série de
titres honorifiques rendus à César symbolise le transfert de la res publica aux mains du maître
unique. Afin d’éviter le détestable souvenir de la
royauté, ce dernier sera reconnu comme le pater universel. Mais, désormais tout marquera sa
prééminence: à part les pouvoirs exorbitants, il ne faut
pas oublier les symbolismes qui s’inscrivent dans le tissu urbain de Rome
afin d’évoquer l’appartenance du Public au pater patriae[25].
Après
le meurtre de son père adoptif, le jeune Octave négligera les
conseils de faire profil bas et de retourner à la sécurité
de la vie privée. L’héritage de César était
beaucoup plus riche que le contenu matériel de son testament. La nova ratio vincendi de la liberalitas-clementia sera reprise, cette fois-ci enrichie par la nécessité
morale de venger le meurtre d’un père qui était aussi le pater patriae. Octave veillera à
se montrer comme patriote désintéressé, voire altruiste,
comme l’homme que la Fortuna a
voulu charger de la protection du peuple romain contre tout usurpateur des
bénéfices que César avait fournis à ses enfants-concitoyens
tout au long de sa vie. Et il se confirmera très tôt comme le
successeur digne de l’héritage moral de son père, avec la
liquidation immédiate du patrimoine de César ainsi que de son
propre patrimoine et avec la distribution du prix au peuple, puis avec des
promesses d’argent et de terre aux soldats[26].
Le critère de la descendance glissera vite de l’éthique
à la politique. Il suffit de penser aux évènements de 43, quand
l’armée d’Octave exigera de lui de les conduire à
Rome afin qu’ils l’élisent eux-mêmes consul, à
travers «une élection extraordinaire, du fait qu’il
était le fils de César»[27].
Les paroles qu’Octave leur avait peu avant adressées sont
révélatrices:
«Quelle
garantie avons-nous, vous concernant les terres et l’argent que vous avez
reçus de lui (César), et moi concernant mon propre salut, quand
les parents de ses meurtriers règnent ainsi en maîtres dans le
Sénat? En ce qui me concerne, j’accepterai la fin, quelle
qu’elle soit, qui viendra à m’échoir: il est
même beau de subir le pire quand on prend fait et cause pour un
père. Mais je crains pour vous, si nombreux et si méritants, qui
êtes en danger par amour de mon père et moi! […] La seule
planche de salut que je vois maintenant pour vous et pour moi, ce serait que je
fusse élu consul par votre intercession. Tout ce qui vous a
été donné par mon père sera ainsi confirmé,
les colonies qui sont encore dues viendront s’ajouter à celles qui
existent déjà, et toutes les récompenses seront
intégralement versées. Et moi, après avoir traduit en
justice les meurtriers, je pourrais bien mettre fin pour vous aux autres
guerres»[28].
Les destins
d’Octave et des soldats se croisent sur la nécessaire survie de
l’œuvre morale et matérielle de César. Le seul
expédient à ce propos est d’assurer à la
lignée de descendance l’accès au pouvoir politique[29].
Instinct de survie, sentiment de sécurité, devoir moral du fils
à l’égard du père, voilà les nouveaux fondements
d’un pouvoir qui lie son titulaire et ses sujets au sein d’un
rapport personnel et qui se substitue aux institutions républicaines;
d’un pouvoir qui se déplace entièrement vers le milieu du
Privé.
Beaucoup
plus tard, en janvier 27, cette appropriation du Public résonne dans le
discours qu’Octave adressera au Sénat quand il rendra la res publica aux membres de celui-ci[30].
C’est un pouvoir absolu et perpétuel que celui qui est restitué,
un pouvoir qui avait été concédé à Octave
par tous et qui avait été exercé dans
l’intérêt de tous, voire en faveur de la patrie, mais sans
aucun profit personnel pour son titulaire. A part le fait, dirions-nous, que ce
pouvoir, cette res publica, bref,
cette patria étaient
entre-temps devenus les siennes à travers leur formulation selon son
propre gré. Ainsi, Octave conclut-il son discours avec un avertissement.
La patrie étant à ce moment-là dans son état
optimal, augmentée plus que jamais tant en terres qu’en peuples et
pacifiée domi et militiae, elle devait être
conservée intacte. Les nouveaux titulaires du pouvoir devaient suivre la
même voie que leur prédécesseur s’ils voulaient la
maintenir dans le même état. Un avertissement exprimé sous
forme de vœu, mais qui constituait en réalité un gage inscrit
pour assurer le patronage de la res
publica restituée. Personne ne se trompait: il n’y avait
qu’un seul homme ayant le savoir-faire pour maintenir l’ʺoptimum status rei publicaeʺ: son
propre ʺauctorʺ[31].
La res publica fut, certes,
restituée en 27 mais la Respublica n’a jamais resurgi. Le long
processus de son appropriation personnelle durant presqu’un siècle
avait fait naître une nouvelle identité politique, voire une
nouvelle patria qui
s’était fatalement détachée des institutions
républicaines pour être soumise à la maîtrise
d’une seule personne. Ce phénomène devient un
réflexe politique qui se manifeste dans les réactions du
Sénat à l’abdication d’Octave. Au lieu de permettre
à celui-ci de retourner à la vie privée, le Sénat
l’arrosera d’une série de pouvoirs et de titres
exceptionnels, parmi lesquels celui d’Augustus[32].
Une nouvelle période s’ouvre à partir de 27 pendant
laquelle, chaque fois qu’Auguste procèdera à une
confirmation symbolique de la Respublica, le Sénat répondra par
l’attribution à celui-ci de nouveaux pouvoirs qui confirment sa
primauté politique quasi-monarchique[33].
Pendant cette période, la Respublica se scinde en deux sphères,
une traditionnelle qui est celle de ses organes institutionnels et
l’autre, nouvelle, qui appartient à Auguste et qui se compose des
nouveaux pouvoirs n’appartenant au régime républicain que
de nom. Cette nouvelle condition politique, de nom républicain mais de
substance monarchique, fut construite sur le fondement idéologique du pater patriae, justement pour
éviter le tabou du retour à la monarchie[34].
Mais cette patria
n’était plus le symbole par excellence de la res publica, elle était une patrie repensée, reformulée
et, finalement, née par le Princeps
Augustus, avant que celui-ci ne décide de la léguer au peuple
romain avec, tout de même, son mode d’emploi à lui.
En
février 2 (av. J.-C.) Messala saluera Auguste comme pater patriae,
au nom du Sénat, mais aussi du peuple Romain. Le Princeps, les
yeux en larmes répondra: «Pères conscrits, mes vœux
sont accomplis; que pourrais-je encore demander aux dieux immortels, sinon que
ce consentement que vous éprouvez à mon égard soit
maintenu jusqu'à la fin de ma vie?»[35].
Le pouvoir politique, si violemment convoité pendant le dernier
siècle de la Respublica, si maladroitement approprié par des homines
novi, pouvait maintenant resurgir dans le calme d'un environnement
familial, dans lequel la figure paternelle de l'Empereur avait pacifiquement
absorbé les deux composantes de la patria iuris, Rome et ses
citoyens. La ratio decidendi ʺquia princeps pater patriae estʺ que nous avons
rencontré chez Callistrate (D. 48.22.18) devient maintenant plus
facile à comprendre. C'est cette absorption, cette appropriation de la patria
par son pater symbolique, l'Empereur, qui faisait rebondir la
fiction territoriale de Rome, communis patria chez sa propre personne.
[Un
evento culturale, in quanto ampiamente pubblicizzato in precedenza, rende
impossibile qualsiasi valutazione veramente anonima dei contributi ivi
presentati. Per questa ragione, gli scritti di questa parte della sezione
“Memorie” sono stati valutati “in chiaro” dal Comitato
promotore del XXXVI Seminario internazionale di studi storici “Da Roma
alla Terza Roma” (organizzato dall’Unità
di ricerca ‘Giorgio La Pira’ del CNR e dall’Istituto
di Storia Russa dell’Accademia
delle Scienze di Russia, con la collaborazione della ‘Sapienza’ Università di Roma, sul tema:
MIGRAZIONI, IMPERO E CITTÀ DA ROMA A COSTANTINOPOLI A MOSCA) e dalla
direzione di Diritto @
Storia]
* Le texte de cet
article a été présenté, dans une version plus
courte, au XXXV Seminario Internazionale di Studi Storici “Da Roma alla
Terza Roma”, sur la thématique “Terre e popoli da Roma a
Costantinopoli a Mosca”, qui a eu lieu à Rome, du 21-22 avril
2015. Il a été publié dans Annals of the Faculty of Law in Belgrade - Belgrade Law Review 63,
2015, 201-211.
[1] D.
48.22.18: Relegatus morari non potest Romae, etsi id sententia comprehensum
non est, quia communis patria est, neque in ea civitate, in qua moratur
princeps vel per quam transit: iis enim solis permissum est principem intueri,
qui Romam ingredi possunt, quia princeps pater patriae est.
[2] Υ. Thomas, «Origine» et «commune
patrie». Etude de droit public romain (89 av. J.C. - 212 ap. J.C.),
Paris 1996, 11 et 15-16.
[3] De leg. 2.5.
[4] Cicero, Ad
Fam. 7.3.4-5: 4. Veni domum, non quo optima vivendi condicio esset, sed
tamen, si esset aliqua forma rei p. tamquam in patria ut essem, si nulla,
tamquam in exsilio. …. 5. … Nunc autem si haec civitas
est, civem esse me, si non, exsulem esse non incommodiore loco quam si Rhodum
aut Mytilenas me contulissem. Traduction par J. Beaujeu, Cicéron. Correspondance, VII,
ʺLes Belles Lettresʺ, Paris 1980, 34-35.
[5] Pro Sest. 42.91: Quis
enim nostrum, iudices, ignorat ita naturam rerum tulisse ut quodam tempore
homines nondum neque naturali neque civili iure descripto fusi per agros ac
dispersi vagarentur, tantumque haberent quantum manu ac viribus per caedem ac
vulnera aut eripere aut retinere potuissent? Qui igitur primi virtute et
consilio praestanti exstiterunt, ii perspecto genere humanae docilitatis atque
ingeni dissupatos unum in locum congregarunt eosque ex feritate illa ad
iustitiam atque ad mansuetudinem transduxerunt. Tum res ad communem utilitatem,
quas publicas appellamus, tum conventicula hominum, quae postea civitates
nominatae sunt, tum domicilia coniuncta, quas urbis dicimus, invento et divino
iure et humano moenibus saepserunt.
Traduction, avec quelques modifications de notre part, par J. Cousin, Cicéron.
Discours, XIV, ʺLes Belles Lettresʺ, Paris 1965, 183-184.
[6] Cicero, De re pub.
1.39: … populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo
congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis comunione
sociatus.
[7]
L’identité comme représentation de soi-même implique
nécessairement la différenciation du sujet par rapport aux
autres. L’identification est une action qui procède par un jeu
combiné de différenciation et d’assimilation de tout sujet
en regard d’autres entités individuelles ou collectives. Bien que
privée de substrat spatial obligatoire, l’identité entre
tout de même dans un contexte inévitable de spatialités,
sans omettre que les lieux et les territoires lui fournissent souvent un ciment
efficace, à la fois matériel et symbolique. Dans ce sens, G. Di Méo,
Identités et territoires: des
rapports accentués en milieu urbain?, in Métropoles [En ligne] 1, 2007, mis en ligne le 15 mai 2007, http://metropoles.revues.org/80 , 7-8 (74-75).
[8] A propos
de ce concept v. A.
Cauquelin, Aristote. Entre les
causes et les choses, in Espace et
lieu dans la pensée occidentale. De Platon à Nietzche,
édité par T. Paquot, C. Younès, Paris 2012, 29-41.
[9] Cicero, De leg.
2.5: … sed necesse est caritate eam
praestare <e> qua rei publicae nomen universae civitatis est …
civitatis est, …
[10] Livius
1.16.3.
[11] Cicero, De re pub. 1.64 [= Ennius, Ann. 116 (118)]: ... simul inter
sese sic memorant, ‘O Romule, Romule die, qualem te patriae custodem di
genuerunt! O pater, o genitor, o sanguen dis oriundum!’ Non eros nec
dominos appellabant eos quibus iuste paruerunt, denique nec reges quidem, sed
patriae custodes, des patres, sed deos; nec sine causa; quid enim adiungunt? ‘Tu
produxisti nos intra luminis oras’. Vitam, honorem, decus
sibi datum esse iustitia regis existimabant.
[12] Appianus, B.C.
1.2 et 1.5.
[13] Cf.
Appianus, B.C. 1.10.
[14] V.
à ce propos, A. Lintott, Judicial
reform and land reform in the Roman Republic. A new edition with translation
and commentary, of the laws from Urbino, Cambridge 1992, 55 ss.
[15]
Plutarchus, Mar. 27.5.
[16] Vir.
Ill. 73.1: Lucius Apuleius Saturninus, tribunus plebis
seditiosus, ut gratiam Marianorum militum pararet, legem tulit, ut ueteranis
centena agri iugera in Africa diuiderentur;…
[17] Plutarchus,
Sull. 34.1; Sallustius, Hist. 1.55.5.
[18] Appianus, B.C.
2.106 in fin.
[19] Par la
proposition d’une réforme agraire ambitieuse: Dion Cassius
38.1.3-6; 38.7.3; Appianus, B.C.
2.10. V. à ce propos, C.H. Crawford, The lex
Iulia agraria, in ATHENAEUM 77, 1989, 179-190; Ch. Carsana, Riflessioni sulle leges Iuliae Agrariae del 59 a.C.: giuramento collettivo e
principio di inabrogabilità nel II libro delle guerre civili di Appiano,
in Rendiconti dell'Accademia Nazionale dei Lincei. Mor. ser. 9 XII,
2001, 259-274; G.M.
Oliviero, La riforma agraria di
Cesare e l'ager Campanus,
in La romanizzazione della Campania antica, a cura di G. Franciosi,
I, Napoli 2002, 269-286.
[20] Dion Cassius
42.49.4-5.
[21] Cicero, Att.
9.7c: [1] Gaudeo me hercule vos significare litteris quam valde probetis ea
quae apud Corfinium sunt gesta. Consilio vestro
utar libenter et hoc libentius quod mea sponte facere constitueram ut quam
lenissimum me praeberem et Pompeium darem operam ut reconciliarem. Temptemus hoc modo si
possimus omnium voluntates reciperare et diuturna victoria uti, quoniam reliqui
crudelitate odium effugere non potuerunt neque victoriam diutius tenere praeter
unum L. Sullam quem imitaturus non sum. Haec nova sit ratio vincendi ut misericordia et
liberalitate nos muniamus. Id quem ad modum fieri possit non nulla mi
in mentem veniunt et multa reperiri possunt. De his rebus
rogo vos ut cogitationem suscipiatis. N. Magium Pompei praefectum deprehendi. [2] Scilicet
meo instituto usus sum et eum statim missum feci. Iam duo praefecti fabrum
Pompei in meam potestatem venerunt et a me missi sunt. Si volent grati esse,
debebunt Pompeium hortari ut malit mihi esse amicus quam iis qui et illi et
mihi semper fuerunt inimicissimi, quorum artificiis effectum est ut res publica
in hunc statum perveniret.
[22] Par
ailleurs, la clementia avait un sens
politique de toute importance en tant que vertu collective du peuple romain
faisant partie du vetustissimus mos:
Livius 33.12.7; Cicero, De re pub.
2.26; Pro Marcello 12. Initialement
relevant de la pratique de la guerre, la clémence conduit au choix
conscient du vainqueur de ne pas annihiler totalement le vaincu mais de le
traiter avec modération. Cette vertu est progressivement transmise
à l’exercice du pouvoir politique civil, désignant le
magistrat modérée qui s’intéresse au consentement
des sujets. Selon Cicéron (De off.
1.88), toute exception à un exercice clément de l’imperium doit être fondée
à l’utilité commune et non pas à
l’intérêt du magistrat. V. aussi, M. Ducos, César et la clémence, in Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis XL-XLI,
2004-2005, 117-127.
[23] V.
l’exemple caractéristique de la courte visite de César
à Rome (31 mars-6 avr. 49), quelques semaines après la lettre de
celui-ci que nous venons de voir (supra,
nt. 21) et trois mois après la traversée du Rubicon. Selon
Appien, César trouvera ‘une multitude terrifiée, qui se
souvenait des maux de l’époque de Marius et de Sulla’:
Appianus, B.C. 2.41; Dion Cassius
41.15.1. Mais, quelques chapitres plus haut, Appien parle d’un
Sénat en panique qui, en attendant l’arrivée de leur
opposant politique, décrète des prières publiques qui
étaient traditionnellement prêtées en temps de danger:
Appianus, B.C. 2.36. César
calmera les citoyens en leur rappelant la libération de L. Domitius et en
leur promettant des prestations. A la fin de la même année, il
retournera à Rome où il sera élu dictateur par le peuple,
et non pas par un magistrat cum imperio
comme c’était la règle républicaine: Appianus, B.C. 2.48. Mais cette
irrégularité sera aussitôt éclipsée par une
série de mesures pour le soulagement financier des débiteurs et
pour la restitution de la justice: Caesar, B.C.
3.1; Plutarchus, Caes. 37.1-2;
Appianus, B.C. 2.48; Dion Cassius
41.37-38; Suetonius, Div. Iul. 42.
[24] Appianus, B.C. 2.73-74. V. dans le paragraphe 74
le conseil de César à ses soldats d’éviter la
cruauté contre les soldats de Pompée: il s’agit de la
modération qu’impose la clementia.
[25] En
printemps 45, le Sénat saluera César comme Liberator et décidera de consacrer un temple à la Libertas. Cette décision sera
suivie par la consécration des temples de la Concordia Nova et de la Clementia
Caesaris: Dion Cassius 43.44.1, 44.4.5 et 44.6.4. A ces symboles il faut
aussi ajouter le forum Iulium, la Cura Iulia et les Rostra Caesaris, monuments d’une Respublica qui porte
désormais la signature du maître unique. V. à ce propos, R. Sablayrolles,
La guerre des Romes plus difficile que la
guerre des Gaules? La politique urbaine de César: de ornanda
instruendaque urbe, in Pallas 76,
2008, 353-381 et notamment 355-362.
[26] Appianus, B.C. 3.23.
[27] Appianus, B.C. 3.88.
[28] Appianus, B.C. 3.87, traduction par P. Goukowsky, Appien. Histoire Romaine, X, ‘Les Belles Lettres’, Paris
2010, 80.
[29] Il ne
s’agit pourtant pas d’une succession dynastique mais d’une
descendance fondée sur le mérite moral et
l’intérêt pour la prospérité du peuple.
[30] Dion
Cassius 53.3-10.
[31] Cf.
Suetonius, Div. Aug. 28.2.
[32] Dion
Cassius 53.11.4-12.8, 53.16.2, 53.16.6-8.
[33] Ainsi, en
23, quand Auguste fera élire consul L. Sextius, ancien supporteur et
camarade de Brutus, le Sénat lui attribuera la tribunicia potestas et l’imperium
consulare perpétuels ainsi que le ius agendi cum Senatu: Dion Cassius 53.32.4-5. Les honneurs de 19,
renouvellement de l’imperium
consulare, nomination à la censura
et la cura morum pour cinq ans,
prières pour une fonction législative à libre
discrétion, suivront l’intervention d’Auguste pour
l’élection comme consul de Q. Lucretius, dont le nom avait
été compris dans les listes des proscrits du Triumvirat: Dion
Cassius 54.10.
[34] V.
à ce propos, W. Eder, Augustus and the
Power of Tradition, in The Cambridge
Companion to the Age of Augustus, ed. K. Galinsky,
Cambridge 2005, 27 ss. et notamment 31-32.
[35] Suetonius, Aug.
58.2. Pour le rôle du consentement universel et du titre pater patriae à
l’établissement du pouvoir du Princeps,
v. C. Ando,
Imperial Ideology and Provincial Loyalty
in the Roman Empire, Berkeley and Los Angeles 2000, 146 ss. et 398 ss.